A La Croisée des Chemins

En guise de thème de la semaine du côté des Impromptus Littéraires, cette image.

Evidemment, pour quelqu'un qui a passé tant de congés d'été dans un village de l'arrière pays niçois truffé de ruelles et de passages couverts, ça paraissait simple comme bonjour...et pourtant. 

Voici le résultat péniblement obtenu. 

Un Sudoku particulièrement laborieux, couvert de ratures, mais juste.

Elle sourit, tourne la page du fascicule et une moue ennuyée remplace son sourire satisfait, quand elle découvre que la mauvaise encre a traversé le papier, annonçant des difficultés supplémentaires pour le problème du lendemain. Il faudra qu’elle fasse plus attention demain.

Elle referme le petit flacon d’encre, qu’elle glisse dans un sac de toile avec sa calame, puis range le tout dans une poche de son pantalon de treillis rapiécé, et se laisse aller contre la pierre encore tiède, bien que le soleil ait tourné depuis longtemps. Elle respire profondément l’air moite de ce début d’automne, enfin respirable, maintenant que les températures sont redevenues décentes.

Les yeux fermés, elle songe à son stock de recueil de grilles. A raison d’une grille avant chacun de ses deux tours de garde quotidiens, les soixante huit grilles d’un exemplaire tiennent trente quatre jours. Il y a vingt quatre cartons de cinquante exemplaires, heureusement différents, dans sa réserve. Elle estime qu’elle a un siècle d’autonomie, chaque grille ne revenant que tous les deux ans et deux mois, en gros. Elle est trop fatiguée pour faire le calcul exact, et c’est d’ailleurs l’heure de sa ronde.

Et comme chorégraphié, le patrouilleur qu’elle relève apparaît dans la tache de soleil qui éclaire le pountis, de son pas traînant de grand échalas toujours fatigué. Conformément à la procédure, il, inspectent leurs cartes de vie, comme la dernière administration de la république avait nommé les dosimètres distribués après la guerre cybernétique, avant d’échanger quelques banalités pendant qu’il fume sa « cigarette » rituelle. Elle, c’est un Sudoku avant, lui, une « cigarette » après. On met des guillemets à « cigarette », car contrairement aux recueils de grilles de sudoku, le stock est épuisé depuis bien longtemps, et les succédanés…

Le vieux village est calme, préservé par sa position en haut d’un piton rocheux planté au milieu de cette vallée jadis industrieuse, maintenant redevenue une mangrove insalubre depuis que la mer est remontée d’un mètre cinquante et les températures moyennes de six degrés.

Elle balaie les collines de ses jumelles, au cas où. Elle se souvient de son enfance, des rangées d’oliviers grignotées peu à peu par les villas, deux ou trois nouveaux chantiers chaque année, de la pinède qui couvrait les ondulations du terrain, masquant la ville nouvelle et la zone industrielle au fonds de la vallée, le fleuve endigué sur des kilomètres, deux lignes parallèles, d’une précision géométrique, menant droit à la mer. Les lumières sans cesse plus nombreuses, le trait net de la côte, le motif du phare sur le cap…

Elle a été surprise lorsque la nuit s’est installée sur cette vallée. Imperceptiblement, jusqu’au jour où elle a revécu ses premières missions de pilote d’hélicoptère, dans la nuit sans accroc de l’Afrique subsaharienne. Quelques feux, encore, puis bientôt, plus rien. L’opulente agglomération n’était plus, son village aux ruelles étroites dans lequel le vent descendu des alpes se faufilait, accélérant sous les passages couverts, ces pountis qui faisaient son bonheur enfant, glaçant jusqu’au sang malgré l’air devenu tropical.

Elle surveille les collines désolées parsemées des squelettes des pins détruits lors des grands incendies ou victimes de ces parasites nouveaux venus avec la hausse des eaux et des températures, dont les repousses n’ont que rarement survécu aux mutations dans les taches de radioactivité. Elle surveille sans conviction ce monde que personne ne connaît, avec pour seules compagnes les vieilles pierres du village, indifférentes, stoïques.

Et vingt-quatre cartons de Sudoku.

 (Edit : Manuscrit visible ici)