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MC Jaume
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14 septembre 2013

Ca me tente...

Ou l'Ultra Trail du Mont Blanc, version littéraire pour les impromptus. Toute ressemblance entre la chute de ce texte et celle du compte-rendu publié peu avant est bien entendu délibérée.

« Alors, tu vas vraiment faire ça ? »

« Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi... »

La conversation en était restée là. Je m’en souviens comme si c’était hier. On s’était drapé dans une attitude où la résignation le disputait à l’exaspération face à ce qu’on voyait comme ma nouvelle lubie. Pourtant, je savais qu’au fonds de moi, ce n’était pas une passade, mais quelque chose de plus profond, la manifestation d’un instinct primal, le réveil du chasseur-cueilleur que pousse ce besoin vital d’aller voir plus loin, jusqu’au bout de la terre ou de lui-même, première limite atteinte faisant foi.

Je m’en souviens comme si c’était hier, et pourtant, la décision d’être là aujourd’hui, je l’avais prise il y a six ans. Je lui avais montré l’animation dans Google Earth, qui l’avait laissée de marbre.

Je m’en souviens comme si c’était hier, et pourtant j’avais complètement oublié cet embryon de conversation, jusqu’à cette nuit. C’est probablement le manque de sommeil au cœur de cette seconde nuit blanche, que mon cerveau, un peu en roue libre, déterre des vieilleries.

Depuis plusieurs heures déjà, le cortex visuel fait l’école buissonnière. Au hasard des ombres créées par le faisceau de ma lampe frontale, je croise des éléphants, un Rothko, voire une affiche électorale de Barack Obama. Un petit train de sorcières s’envole sur la piste, en direction d’un château qui, regardé de près, n’est qu’une bouse de vache séchée au milieu de ce chemin, à mille cinq cent mètres d’altitude dans les alpages helvètes qui entourent le massif du Mont Blanc.

La nuit est claire, et là-haut, bien au-dessus de moi, étoiles et lampes des autres énergumènes courant la montagne se disputent le ciel. Plus tard, ce seront les lumières de Martigny, en contrebas des alpages de Bovine, qui blesseront la nuit.

« Je ne sais pas pourquoi… »

Je m’en souviens comme si c’était hier, était-ce un mensonge ou un accès de pudeur, ne pas faire l’aveu de mes doutes, de ce sentiment douloureux de ne pas appartenir et le besoin impérieux de cette quête d’un absolu fantasmé, l’absurdité des dizaines de kilomètres et des milliers de mètres d’ascension, communier avec d’autres fondus d’ultra endurance dans ces chemins de montagne, partir et revenir au même point, jouer à saute-mouton avec les frontières, les vallées, côtoyer le toit de l’Europe, le saluer éberlué au détour d’un sentier italien au petit matin, bongiorno tutti, grazie mille ciao ciao et repartir, pied droit bâton gauche pied gauche bâton droit et dix huit mètres en deux minutes font cinq cent quarante mètres à l’heure et au col dans trois quart d’heure, tandis qu’un sérac croule sans fin sur le glacier du Triolet.

« Je ne sais pas pourquoi… »

Je m’en souviens comme si c’était hier, incapable de dire le besoin de me sentir vraiment vivant, fuir la mort à petit feu de ce quotidien lugubre comme l’eau sale de la Seine dans l’écluse de Suresnes, loin, si loin des montagnes de la Combe de Savoie où mes ancêtres poussaient les vaches à l’estive…

 « Je ne sais pas pourquoi… »

Mon pas a perdu de sa superbe, dans le dédale de cailloux et de racines qu’il faut traverser pour descendre au fond de la vallée d’où il faudra ressortir par une sévère ascension quelques heures plus tard. Trois coureurs hébétés ont du mal à comprendre où ils sont, débattent jusqu’à l’absurde, noyés dans l’épuisement de leurs facultés mentales.

Moi, je n’ai plus de jambes, je suis près de l’hypothermie et probablement déshydraté, mais je sais pourquoi je suis ici, avançant avec obstination depuis trente cinq heures.

Pour rien.

Cent quarante kilomètres.

Pour moi.

Un acte gratuit.

Parce que dans ce monde que le marketing découpe en fines lamelles qu’il est impératif de valoriser, un acte gratuit, ça n’a pas de prix. 

 

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MC Jaume
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