Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts

Retour dans la galaxie des Impromptus Littéraires cette semaine. Le thème est evident !

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Par exemple, celle de la Seine, sous le Pont de Sèvres, au hasard. Celle que je regarde défiler en attendant le tramway. Il fait gris, frais. C’est le matin, un matin de juin qui ne me sert qu’un jour tristounet. J’ai un peu froid, et lassé par le spectacle de l’eau, je balaye la station du regard. Je suis en retrait, au fonds du quai, près de la haie qui la sépare de la berge, et j’ai devant moi une rangée de compacte de dos impatients.
La rame a du retard.
Alors, je contemple ces dos. Dos massifs engoncés dans des imperméables ou des blousons de cuir, dos quadragénaires un peu las en costume, dos trentenaires encore piaffants, parfois en simple pull ou veste coordonnée, dos fins en tailleur, et même un dos frêle en sweat-shirt à capuche égaré dans cette meute de cadres en transit.

Le souvenir des rêves de mes seize ans me tombe dessus sans crier gare, avec la conscience du fossé qui m’en sépare, comme le sentiment d’être étranger à cette foule aux airs de battants.
Un fossé si profond et si large que toute l’eau passée sous le Pont de Sèvres durant ce dernier quart de siècle ne saurait le remplir.
Je vois les mouvements compulsifs des impatients qui pèsent le temps qui passe en morigénant in petto la RATP.
Moi, je n’attends plus ce tramway qui me mène comme à l’abattoir, et pourtant le voici qui arrive : j’ai en mémoire les projets joyeux dont je rêvais il y a un quart de siècle. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts…

[edit] Le manuscrit vient d'arriver dans l'album ad-hoc, et c'est ici.